Les ouvrages gravitant autour du thème des migrations sortent, ces dernières années, avec la régularité d’un métronome. Ecrits par des auteurs optant pour le roman (Fatou Diome, Marie Darrieussecq, Olivier Adam, Léonora Miano…), le poème-manifeste (Patrick Chamoiseau) ou la bande dessinée (Lelio Bonaccorso et Marco Rizzo), par des chercheurs ou des journalistes préférant le mode de l’enquête (Taina Tervonen, Emma-Jane Kirby…), ou par des personnes livrant le récit de leur propre parcours (Behrouz Boochani, Victor Eock…), ils éclairent leurs lecteurs à travers un point de vue, un angle, bien définis. Celui de Faiseurs d’histoires, récit de Dina Nayeri qui sort ce jeudi aux Presses de la Cité, a ceci de particulier qu’il est celui d’une femme qui a elle-même vécu, il y a trente ans, un parcours de réfugiée. Aujourd’hui écrivaine, elle est allée à la rencontre de demandeurs d’asile, de réfugiés et de migrants, notamment dans des centres humanitaires.

Empathie

En mettant en parallèle ses souvenirs personnels - du départ d’Iran, avec sa mère, jeune médecin convertie au christianisme, et son frère, à l’arrivée aux Etats-Unis, en passant par la vie dans la clandestinité à Dubaï puis en centre d’accueil en Italie, ceux de son intégration dans l’Oklahoma redneck mais sûr de sa grandeur, ses efforts pour obtenir une bourse universitaire - et les récits recueillis auprès de personnes vivant aujourd’hui plus ou moins la même situation, elle raconte en filigrane combien, en trente ans, l’accueil réservé aux personnes migrantes, quels que soient les motifs de leur exil, a changé. «Je pense qu’à l’époque, les Occidentaux avaient une autre idée de leurs devoirs envers le monde, estime Dina Nayeri, assise dans l’appartement parisien qu’elle loue alors qu’elle passe l’année en résidence d’écriture dans la capitale. Il y a aussi les termes et les métaphores incendiaires que les politiques ont réussi à mettre dans nos têtes, les articles de presse qui parlent de horde ou d’invasion… Les médias ont changé : quand on sélectionne ses articles sur Facebook, il n’y a aucune autorité qui dise : "Voilà la vraie définition de ce qu’est un migrant, de ce qu’est un réfugié." Les gens en Oklahoma ne vont pas forcément lire le New York Times, ils vont juste se connecter et lire ce que postent leurs amis.»

A travers ce récit riche, parfois drôle (la scène narrant la stupéfaction de la fillette et de son frère, venus d’un pays où l’on se régale de cerises aigres et de pâtisseries fines à la rose ou à la pistache, face au granité bleu chimique, censé être le «meilleur dessert du monde», offert par la dame américaine qui les hébergeait à leur arrivée dans le Midwest, ne peut susciter qu’une riante empathie), la quadragénaire explore aussi son propre rapport à ces personnes, à leur différence de statut social. Lorsqu’on a été soi-même logée en centre pour demandeur d’asile, mais qu’on a depuis fréquenté les meilleures universités, qu’on est parfaitement intégrée dans la société, comment doit-on se comporter dans un centre humanitaire ? Peut-on, par exemple, refuser la nourriture partagée, qui manquera avec certitude à qui l’offre, sans se montrer méprisant ?

Surtout, Dina Nayeri pose une question universelle, et fondamentale pour les demandeurs d’asile : pourquoi une personne est-elle crue, pourquoi une autre ne l’est pas, lorsqu’elle raconte son histoire ? «Il y a une dissonance très étrange entre le souvenir que j’ai d’avoir été une réfugiée, qui avait besoin de raconter mon histoire de façon à être crue, et ce que j’ai vécu plus tard à la Harvard Business School, remarque-t-elle. Petite, j’étais très consciente que notre arrivée aux Etats-Unis allait dépendre totalement du fait qu’une dame [du bureau de l’asile, ndlr] nous croie ou non. Plus tard, lorsque j’étais à Harvard, un endroit où les gens sont naturellement crus, même quand ils mentent, je me suis aperçue qu’on nous enseignait vraiment comment être crédible, comment passer pour un expert en ne disant pas grand-chose.» Deux cours en particulier l’ont marquée : un sur le leadership, un autre sur la négociation. «Je me disais : "Wow, ce sont des cours de manipulation ! J’aurais aimé connaître tout ça quand j’étais pauvre !"» rigole-t-elle.

Détails

Son prochain livre, sur lequel elle travaille ces temps-ci, continuera à explorer la question de «ce qui fait qu’on est cru ou pas - pas seulement les réfugiés, mais tout le monde. Est-ce la respectabilité, la crédibilité, le langage… ?» Sur ce dernier point, Faiseurs d’histoires ébauche déjà une réponse : les codes culturels autour du langage influent, évidemment, sur la capacité à être cru. «J’en parlais avec un avocat néerlandais en droit de l’asile, qui me disait que nous ne sommes pas éduqués à raconter les histoires de la même façon, selon l’endroit où on est né, illustre encore Dina Nayeri. Si je vous demande pourquoi vous avez quitté votre pays, vous allez me répondre directement, alors qu’un Iranien va commencer son récit à sa naissance, ou au début de l’univers. Ça peut donner l’impression à l’officier d’asile qu’il essaie de l’embrouiller.»

Les questions que Dina Nayeri pose valent, au fond, aussi bien pour l’écrivain que pour le demandeur d’asile. Celle de la vérité est centrale. Est-ce qu’on peut dire la vérité en inventant, ou en empruntant, des détails ? L’autrice elle-même mélange parfois les détails des histoires qu’elle a recueillies, afin d’anonymiser et de condenser les récits. Pour autant, rien de ce qu’elle raconte ne relève de la fiction.

Kim Hullot-Guiot

Dina Nayeri Faiseurs d’histoires Traduit de l’anglais (Etats-Unis) par  Claire-Marie Clévy, Presses de la Cité, 379 pp., 21 € (ebook : 14,99€).