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De l'Irak à Reims, Fadhel Aldefaye ou l'épreuve de l'exil

En septembre 2015, Fadhel Aldefaye, sa femme Laïla, leurs trois enfants et leur gendre étaient accueillis dans le Val-d'Oise. Cinq ans plus tard, « l'Obs », qui les suit depuis leur arrivée en France, a pris de leurs nouvelles à Reims, où ils vivent désormais. Rencontre. 

A une patère du meuble de bois clair, dans l'entrée, pend un masque de protection en papier. Sur la tablette, à côté, un flacon de gel hydroalcoolique a été posé. « La crise sanitaire a ajouté beaucoup de douleur », souffle d'emblée Fadhel Aldefaye qui nous accueille en doudoune et chemise sombres, un froid vendredi de janvier, dans le salon de son F3 d'une HLM du sud de Reims. C'est là qu'il a atterri avec sa femme, ses trois enfants et son gendre il y a un peu plus de cinq ans, à l'automne 2015, après un épuisant périple à travers la Turquie, la Grèce, la Macédoine, la Serbie, la Hongrie, l'Autriche et l'Allemagne. Puis quelques semaines à la base de loisirs de Cergy-Pontoise, près de Paris, où ils ont d'abord été accueillis parmi les 520 réfugiés que la France est allée chercher à Munich pour leur accorder ce que beaucoup n'obtiennent jamais : le droit d'asile et un logement social. Bijoux, vêtements, chaussures, jusqu'à la dot de leur fille Zahra : les Aldefaye ont tout vendu pour financer leur voyage depuis la province agricole de Diala, dans l'est de l'Irak, prise par l'organisation Etat islamique (EI) un peu avant l'été 2014. C'était il y a plus de cinq ans. Fadhel Aldefaye a maintenant 58 ans. Il ôte un instant un coin de son masque en tissu et dévoile la blancheur de sa barbe : « Vous ne trouvez pas que j'ai pris dix ans depuis la dernière fois ? », lance-t-il dans un demi-sourire. « Je n'arrive pas à apprendre » Lors de notre dernière visite, déjà, le moral de Fadhel était bas. Depuis l'arrivée de la famille en France, il a sans cesse fallu s'adapter. A la vie à Reims. Aux nombreuses démarches administratives. Aux recherches de travail sans suites ou si peu pour Fadhel. Aux cours de français si compliqués à suivre pour lui et sa femme Laïla, 57 ans. Aux attentats, aussi, qui se sont succédé, ravivant douloureusement les traumatismes passés. Malgré les nombreux cours de français, Laïla et Fadhel, qui a longtemps travaillé comme chef cuisinier en Irak, ont vu leurs espoirs de parler rapidement la langue peu à peu s'éloigner. « A cause de la tête, trop encombrée, les mots français n'arrivent pas à rentrer », confiait-il déjà la dernière fois. « Je n'arrive pas à apprendre, répète-t-il aujourd'hui en arabe. Ma femme a des problèmes de mémoire. » Tous deux souffrent de soucis de santé, physiques et psychiques. « Un médecin nous suit à cause de notre situation mentale et personnelle », explique Fadhel en nous montrant des boîtes de médicaments et des cartes d'invalidité.

« On pensait qu'on allait vivre ici comme tout le monde »

Le tic-tac de la pendule ronde fixée au-dessus de la porte du salon résonne dans la pièce quand Ali, leur plus jeune fils, passe brièvement une tête surmontée d'un bonnet noir avant de filer travailler. « Bonne journée », lance-t-il dans un français parfait. Il a 20 ans, et livre des repas à scooter. Son diplôme du bac, obtenu l'an dernier, orne un mur clair du salon. Spécialisé en carrosserie, Ali aurait aimé travailler dans son domaine, mais il n'a pas trouvé de garage, et l'arrivée du Covid-19 n'a pas aidé. Quand il y a plus de deux ans maintenant, son père a annoncé à un de ses professeurs de lycée l'intention de la famille de rentrer en Irak, l'enseignant s'est effondré. Fadhel a renoncé. L'avenir d'Ali, s'est-il dit, est résolument ici. Son frère aîné, Choogaa, 25 ans, travaille lui aussi. Il vit dans le centre-ville avec sa petite amie, non loin de la boutique de retouche où le jeune couturier de formation passe le plus clair de son temps et où on l'aperçoit, ce jour-là, une petite planche à repasser à la main. « Ils ont oublié l'Irak », dit leur père, avant d'ajouter : « Ils s'intègrent. » Ce que lui et sa femme « n'[ont] pas pu faire » : « On pensait qu'on allait vivre ici comme tout le monde. Au début, c'était agréable, mais, petit à petit, on s'est confrontés à la réalité, à la difficulté d'apprendre la langue, de s'intégrer... » Fadhel explique cela, surtout, par son état mental et celui de son épouse. « L'Etat français en fait assez. Cela dépend de la personne réfugiée elle-même. Il faut qu'elle fasse assez d'efforts pour pouvoir s'améliorer et être indépendante », déclare-t-il aussi, désabusé. Petit-fils et calligraphie Son gendre, qui s'appelle Ali lui aussi, vit dans un autre appartement, proche de chez eux. Il s'est également trouvé une activité : il est, comme avant en Irak, peintre dans le bâtiment. Il y a un peu plus d'un an, sa femme et lui ont eu un fils, Hossein. Une photo dans la cuisine le montre, tout sourire, dans les bras de son grand-père. Le visage de Fadhel s'illumine. « C'était beau », dit-il en se remémorant sa naissance. Il aime s'occuper de lui. La présence de l'enfant égaie des journées qui s'égrènent, souvent à l'identique : réveil tardif dû aux tranquillisants et autres somnifères, déjeuner, puis calligraphie dans la cuisine. Passionné de dessin, Fadhel passe des heures à reproduire sur des petits tableaux cartonnés différents noms de Dieu. Avant quelques courses, parfois, à l'épicerie ou au hard-discount d'à côté. Un de ses plaisirs, avant, consistait à flâner à Emmaüs, pour « voir et toucher les objets anciens ». « Ça me fait du bien », dit-il. Il n'y est pas allé depuis un an. Finies aussi les discussions sans fin avec son ami Ahmid : le cafetier du centre-ville a vendu son établissement avant de rentrer au Maroc. Il y a toujours Facebook pour échanger avec les amis restés au pays. « L'Etat ne respecte pas les droits de l'homme. Mes amis irakiens n'ont ni eau ni électricité, les salaires ne sont pas versés, ou une fois sur deux. Ils souhaitent partir, mais c'est compliqué », rapporte Fadhel, pensif. Ce qu'il espère avant tout aujourd'hui ? Voir disparaître le plus rapidement possible le Covid-19 « pour que le peuple français et le monde entier vivent tranquillement et librement ». Parce qu'il « a mal », livre-t-il aussi, de voir ainsi souffrir ceux qui les ont accueillis et sont depuis « dans [s]on coeur ». Difficile, pour sa femme et lui, de se projeter à plus long terme. « On laisse les choses aux mains de Dieu », déclare celui qui a choisi, pour une de ses calligraphies, les mots suivants : « Les patients, Dieu va leur donner ce qu'ils veulent. »

Source : L'Obs - Par Céline Rastello - 7 février 2021
Crédit photo Yannick Stéphant pour l’Obs

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